La teneur monumentale des deux lectures de Genet dont il est question ici,
celle de Sartre et celle de Derrida1, ne va pas sans une certaine transformation
ou sans un certain déplacement -; suivant le cas -; du genre
de l’autobiographie, opérations apparentées a un
savoir faire littéraire : soit une pratique déja exercée
de la littérature -; le cas de Sartre, soit le « literary
commentary as literature »2 -; celui de Derrida. h6k14kk
Au niveau liminaire, pour que l’autobiographie soit possible, socialement
reconnue par un public, il faut ce que Philippe Lejeune appelle dans Le pacte
autobiographique « le facteur commun »3 : l’existence d’au
moins deux livres pour que l’auteur puisse désormais être
identifié comme le narrateur dans l’autobiographie. Le public (le
narrataire) reconnait désormais dans l’auteur son double
statut de personne juridique et de producteur de discours. Pour ce qui est de
la mise en question de l’autobiographique, le comme tel du livre, le livre
dans sa matérialité la suggèrent. Le livre s’identifie
ou non avec le projet de formation fictionnelle de soi.4 Dans l’optique
de Lejeune, le récit autobiographique par excellence de Sartre, Les mots,
s’organise essentiellement en termes de projet (1975, 237 s.) ce qui constitue
en somme l’apport sartrien a l’histoire du genre de l’autobiographie,
l’événement de « l’invention du récit
dialectique » (1975, 242). Au récit autobiographique traditionnel
marqué par la hiérarchie forme/contenu (l’ordre chronologique)
se substitue chez Sartre « la dictature du sens » (1975, 225-234)
; la constitution du sens au niveau du contenu s’identifiant avec l’ordre
logique du texte (l’ordre dialectique). Ce qui fait l’événement
dans l’ordre chronologique de l’autobiographie porte la marque du
style ou de toute autre indice de la singularité. Or, pour Sartre, l’articulation
chronologique (thématique)/dialectique est aléatoire, tel le tout
début de Saint Genet par exemple, où l’amortissement de
la lecture est présenté en termes de « fortune » et
de « coup de dés ». Mais avant tout « il y a dictature
de la dialectique, et la chronologie n’a qu’a obéir
» (1975, 227). Les « coupures dialectiques » qui rythment
la constitution du sens structurent le récit autobiographique fonction
d’un découpage des synchronies dans la totalité du projet,
autant de signes qui permettent la livraison totalisante d’une vie et
d’une œuvre. Mais une telle technique n’est pas le privilège
exclusif de l’autobiographie. Elle convient aussi a ce que représentent
pour Lejeune les deux types de « biographie » de Sartre groupées
: « selon la nature de la relation du narrateur au héros et l’information
réelle qu’il a sur l’histoire » (1975, 241). Dans cette
taxinomie, le livre de Sartre sur Genet fait partie de la deuxième catégorie
et entretient avec Les mots une proximité de structure. Par cette similarité,
la position de « genre voisin » a l’autobiographie
de la biographie (1975, 14) perd sa justification pour se dissoudre dans l’identité
des propos anthropologiques.5 Dans « la biographie » de Genet on
retrouve également la même figure de la coupure dialectique, «
le germe » (1975, 241) du projet comme hypothèse de lecture qui
organise une totalité biographique, moment en lui-même dialectique
et responsable de l’engendrement de futures métamorphoses, que
Sartre nomme « l’instant fatal » et qui concentre dans toute
son extension le « drame liturgique » de Jean Genet : « Voici
l’argument de ce drame liturgique : un enfant meurt de honte, surgit a
sa place un voyou ; le voyou sera hanté par l’enfant. »6
Si pour Lejeune toute autobiographie est monstrueuse parce qu’elle constitue
l’exagération d’une simple proposition (id.) il s’agit
d’une autre monstruosité pour déplacer cette fois-ci les
limites du genre de l’autobiographie chez Jacques Derrida. C’est
la thématique de la signature dans sa fonction préliminaire que
Lejeune situe toujours dans les termes du performative et de l’énonciation
pour le discours écrit où l’énonciateur se désigne
lui-même en se signant, tant que l’énonciataire est le destinataire
de l’adresse (1975, 22). La signature contractuelle détiendrait
dans le schéma jakobsonien de la communication le rôle de la fonction
référentielle, centrée sur le contexte contractuel : auteur
-; lecteur. Pour toutes les composantes de l’espace autobiographique,
la signature fonctionne uniquement comme attestation contractuelle. L’identité
de l’autobiographie, son identité en tant que genre se réduit
a cette instance qui est le pacte. Contre la théorisation de Lejeune,
Paul de Man va même jusqu’a refuser a l’autobiographie
le statut de genre en la considérant simplement comme modalité
de lecture et d’interprétation.7 L’impossibilité générique
rend aussi indécidable la distinction entre autobiographie et fiction.
De cette manière, au moment même du performatif contractuel, la
fonction juridique de la signature est déniée par la fonction
tropologique de la fiction. L’instant autobiographique n’est pas
l’effet de l’auto-référentialité, mais une
composante dans un enchainement tropologique8, tel qu’il scande
le Journal du voleur par exemple, autour du mot-valise « genet ».
Chez Derrida, l’enjeu d’une lecture ainsi monopolisée par
la signature lance un défi a la question du contrat et du pacte
-; autobiographique ou référentiel, pour interroger les limites
de l’autobiographie.9 Une telle grille de lecture va s’appliquer
a l’œuvre de Jean Genet. Sa stratégie est de prouver
que Genet (en particulier, mais aussi une certaine communauté littéraire
représentative pour Derrida) n’arrive pas a signer intégralement
son œuvre, oeuvre dont il ne peut plus, par conséquent, détenir
la maitrise. Le texte reste démesurément ouvert, jusqu’au
point où se produit le glissement du nom de Jacques Derrida dans le texte
de Genet, pour motiver l’arbitraire des deux initiales. J. D., les initiales
d’un des personnages de Pompes funèbres, Jean Decarnin (personnage
qui a existé d’ailleurs en réalité et auquel Genet
a vraisemblablement dédicacé une de ses pièces, Les paravents)
deviennent désormais les initiales de Jacques Derrida. La générosité
et la confiance sur lesquelles se fonde la dialectique sartrienne du pacte de
lecture entre lecteur et écrivain, la lecture comme auto-responsabilisation
et manifestation réciproque de la liberté se voient minées
par cette « vol-onto-theology »10 derridienne. Mais, paradoxalement,
une telle scène, entamée d’ailleurs par le texte autobiographique
de Genet sur Rembrandt, texte écrit sur deux colonnes : Ce qui est resté
d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers,
et foutu aux chiottes, va restituer l’espace de possibilité de
la lecture : lire ce qui est resté du texte de Genet. La lecture se configure
la où la signature fait défaut, la où elle
se détache du corps du texte, telle une greffe ou un reste de supplément,
le « je m’éc… » genétien par exemple.
La ligne du genre est ainsi transgressée vers une interrogation globale
de la littérature dont l’autobiographie est traditionnellement
considérée comme le genre marginal. C’est la spécificité
du déplacement tenté par Derrida.
Ce qui met face en face et apparemment d’une manière assez incongrue
les deux philosophes -; Sartre, l’initiateur de l’onto-phénoménologie
française de nature existentielle et Derrida, « le père
» de la déconstruction -; relève premièrement,
d’une préoccupation littéraire commune pour les deux, notamment,
une introduction a l’œuvre de Jean Genet et, deuxièmement,
par cela même, de la nécessité d’un questionnement
sur l’objectivité culturelle et sociale que le fait d’écrire,
la fonction de l’écrivain et la définition de la littérature
tout court réussissent a constituer, a condition de ne
pas sacrifier mais d’accentuer la spécificité de l’œuvre
en question. C’est l’enjeu ultime, le trait irréductible
d’union qui justifie le choix fait. C’est une démarche qui
trouve déja chez Sartre sa théorisation explicite dans
Qu’est-ce que la littérature ? Ce que Sartre y appelle «
l’objet littéraire » qui fonde la spécificité
de l’écrivain a la différence du poète, du
peintre ou du musicien représente sa capacité d’utiliser
le langage pour libérer la signification synthétique de l’œuvre,
qui dépasse l’ordre des mots et s’articule comme silence,
et cela, dans « l’empire des signes » qui est la prose. Pour
le poète, le langage fait obstacle. Les mots viennent pour lui du dehors,
autant d’images qui ne peuvent pas se traduire en signes. Il se trouve
en dehors du langage pour témoigner de cette difficulté : «
Le poète est hors langage, il voit les mots a l’envers,
comme s’il n’appartenait pas a la condition humaine et que,
venant vers les hommes, il rencontrat d’abord la parole comme une
barrière. »11 A la différence de la fonction contemplative
de la poésie, figée dans la signification sauvage des mots, la
fonction de la prose est celle de communiquer. La lecture implicite que l’écrivain
fait de sont texte reste sans réponse s’il ne prévoit pas
une autre lecture, pour lui impossible, qui vient de la part du lecteur. Il
configure l’engagement comme projection, comme attente. Mais sans l’institution
du pacte littéraire il ne peut pas y avoir d’objet littéraire,
d’objectivité et de transmission tout court : « tout ouvrage
littéraire est un appel. »12 Sa spécificité, l’exigence
réciproque projetée comme double engagement, fonction du «
va-et-vient dialectique » entre écriture et lecture, écrivain
et lecteur, Sartre l’exprime en termes d’appel, de générosité,
de don. Ainsi, l’écrivain ne devient pas nécessairement
engagé suite a un message déclaré de son œuvre.
Il l’est par son statut même d’écrivain. Ce qui revient
a l’engagement est le fait de configurer sa situation : l’usage
qu’il fait de sa liberté aux différentes époques.
Le fait qu’il mobilise le silence répond a son exigence
constitutive et représente pour Sartre la réponse aux trois questions
qui donnent la définition de la littérature : qu’est-ce
qu’écrire ?, pourquoi écrire ?, pour qui écrit-on
?
Chez Derrida, la question est plutôt celle d’une pratique de la
philosophie comme littérature implicitement sous-tendue par un changement
de statut de l’écrivain et de son rapport a l’œuvre.
L’écrivain et l’œuvre deviennent, selon une syntagme
foucaldienne, une « fonction auteur », ce qui peut justifier d’ailleurs
dans une certaine mesure la prédilection de Derrida pour Jean Genet.
Son interrogation sur la prolificité de ce voisinage se poursuit d’une
manière plus ou moins explicite, plus ou moins nuancée, tout au
long de ses ouvrages, interrogation dont on peut trouver néanmoins la
trace assez énigmatique -; parce que déja anticipatrice
-; dès son premier écrit, l’introduction et la traduction
de l’Origine de la géométrie de Husserl où, au beau
milieu du texte introductif, référence est faite a James
Joyce dans une parallèle certes surprenante, mais qui reconnait
déja a la littérature dans sa relation a
la philosophie son insertion de synthèse dans le factique culturel :
le texte joycien se fait le relais des langues, des cultures, des institutions,
indéfiniment traversées et ressuscitées non pas d’une
langue ou d’une littérature a l’autre suivant le principe
cibliste de la traduction mais a travers l’équivocité
qui produit la pluralité dans une langue. Cela signifie que la littérature
détient dans cette équivocité la condition même de
sa répétition.
La chose qui peut frapper le plus et avant tout le lecteur de Genet dans cette
succession : 1) dans l’ordre de la lecture -; le livre de Derrida
qui suit d’une vingtaine d’années a celui de Sartre
-; lecture qui s’articule autour de la synchronie d’un nom
propre : dans les deux cas Jean Genet, qui serait, scellerait et (témoignerait
de) la garantie d’un héritage ; et 2) dans l’ordre de l’événement
ou de la diachronie dans la structure, qu’elle soit interprétative
ou culturelle -; toute une archive13 de soubassements d’une stratégie
de transfert a suivre a cet égard entre les deux mo(nu)ments
d’interprétation -; qui rend l’héritage, la transmission
impossibles ; est le péril de l’appropriation ou de la canonisation.
Si Joyce sert d’exemple dans un contexte qui ne l’a pas particulièrement
réclamé mais dont la présence n’est pas non plus
déplacée pour le calcul d’une argumentation -; l’équivocité
totale, telle celle du texte joycien dans Ulysse, reste inséparable d’une
univocité présupposée pour que le texte soit intelligible,
sa transmission et sa lecture possibles -; c’est parce que le projet
littéraire de Joyce, lui-même relatif, figure l’équivoque
originaire de la culture qui se double d’une univocité idéale
pour assurer la transmission. Qu’en est-il de tout cet enjeu pour un écrivain
tel Jean Genet ? De quoi serait-il la puissante figure pour qu’une telle
entreprise venant de la philosophie résiste non seulement par son adresse
mais de par soi-même, gagnant ainsi sa propre autonomie au risque de démentir
l’œuvre a laquelle elle s’est dédiée ;
au profit de la spécificité, trahissant cette spécificité
même ? La difficulté de Genet ne réside-t-elle en fin de
compte dans l’impossibilité de l’homogénéité
(de telle ou telle formalisation : biographique, politique, sexuelle) et dans
son extraterritorialité ? Ne serait-il plutôt, et pour reprendre
l’expression de Foucault, un fondateur de discursivité ? Sartre,
fasciné par la marginalité d’un hors-loi surgi a
l’improviste dans le paysage d’une littérature qui a du mal
a accepter ses invertis, qui, de plus, quand le sont, coiffent, codifient
le message, réinvestissent l’homosexualité de sa traditionnelle
dimension pédagogique ou tout simplement rejettent leur identité
et jouent de la complicité avec un public bourgeois (a quelques
exceptions presque, et, dans un contexte historique encore marqué par
la guerre jusqu’en 1950, années qui scandent aussi la période
de création la plus ardente chez Jean Genet : le côté plus
manifestement homosexuel et plus « hardi » présent chez Jouhandeau
dans son De l’abjection), saisit le révolutionnaire de son œuvre
dans le travail de libération et d’affirmation -; création
de soi, d’où, pour Sartre, la série dialectique du faire
et de l’être qui fait resurgir « l’histoire de Genet
». La criminalité et la sexualité se fondent désormais
dans un acte poétique. Si toute généalogie biologique ou
littéraire lui a été étrangère, il y en a
pourtant une autre, une ontogenèse, qui a commencé a se
revendiquer et a se configurer a partir de son œuvre : Hervé
Guibert, Guy Hocquenghem, Bernard-Marie Koltès14 et alii.
Le livre de Sartre : Saint Genet. Comédien et martyr (1952) désire
être véritablement l’hagiographie et la monumentalisation
d’un auteur en vie, prenant comme appui le prétexte d’une
fausse « préface » a ses « Oeuvres complètes
». Il se donne la prétention d’une totalisation signifiante
dialectique, d’une réification et d’une clarification exhaustives
du cas Genet, prenant l’allure d’une fiche anthropométrique.
Genet ne serait ainsi qu’un cas parmi d’autres, certes, non moins
célèbres, mais déja classicisés : Baudelaire,
Flaubert ou Mallarmé. Tout ce travail de libération mené
tout au long de la série de métamorphoses que Sartre propose dans
sa préface ne délivrerait finalement qu’un Genet approprié,
un Genet sartrien : « Quelles que soient les erreurs que je puisse faire
sur lui, je suis sûr de le connaitre mieux qu’il ne se connait
car j’ai la passion de comprendre les hommes et il a celle de les ignorer
»15 Le péril annoncé trouverait ainsi sa confirmation. Mais
d’autre part, le limites du livre de Sartre ne vont pas jusqu’a
monopoliser le champ de lecture de Genet. Si le tournant esthétique de
Genet a constitué un objet privilégié de l’analyse,
le contexte de la lecture sartrienne ne lui a pas permis d’approfondir
le tournant tardif de son engagement politique. Au-dela de son autonomie,
le livre de Sartre lance l’impératif d’une lecture plurielle,
comme bien le souligne Michel Surya : « la lecture que Sartre fait de
Genet (…), si considérable soit-elle, en appelle a la lecture
qu’il y a lieu de faire de Sartre autant qu’elle en appelle a
celle que Sartre fait de Genet. »16
Visiblement autre semble l’approche livrée dans Glas (1974) par
Jacques Derrida. Dans son parcours, ce livre marque la réussite du passage
de la seule théorisation de l’écriture a l’écriture
comme théorie -; pratique, a ce que Henri Meschonnic appelle
pour la traduction la « lecture -; écriture » ou l’écriture
performative.17 Si appropriation il y a chez Derrida alors elle se sape continuellement
ou plutôt par sursauts, compte tenu a moins de la typographie du livre
et de l’écriture fragmentée, dans un scénario ironique
a sa charge schlégélienne, scénario qui a pour but
l’autodafé de toute position du type : volonté de conciliation
entre littérature et philosophie, tel que le montre bien la fin brusquement
interrompue de la colonne gauche de Glas consacrée a la lecture
de Hegel. Une telle parenté anime pourtant et comme en se retournant
contre soi, l’écriture de Glas, jusqu’a mêler
indistinctement voire, a effacer même les deux dimensions -;
subjective et objective -; de l’ironie. Derrida oppose a l’ontologie
sartrienne une anthologie ou plutôt, un « herbier » qui prélèverait
de l’œuvre de Jean Genet des fleurs de rhétorique sous la
forme unique de la signature. Mais ici non plus, la signature ne s’identifie
point a un idiome, a une spécificité, telle celle
de « l’œuvre » de Genet. La fleur comme figure dissémine
la signature partout dans l’œuvre et se figure elle-même, ou
se décolle dans ce processus de dissémination, ce qui donne l’antonomase.
Prolifération des fleurs de rhétorique, dimension que pour Derrida,
le livre de Sartre aurait irrémédiablement manquée. Le
reste de la signature se passe de toute origine biographique et sa cohérence,
sa sémiosis indéfinie est simplement celle du nom comme matrice
du texte. Cette fois-ci, la signature comme inflation pointe a la dé-dialectisation
de l’institutionnalisation sartrienne du pacte littéraire, de l’œuvre,
de l’auteur, du lecteur et même du signataire dit ultime du texte,
voire, Jacques Derrida. A l’appropriation s’opposerait l’expropriation.
Ce qui reste finalement a suivre ce n’est pas tellement le dépliement
d’une confrontation a double voix où l’on arrive même
a oublier le départ principiel, mais la façon dont les
deux livres s’entichent l’un de l’autre au-dela de
toute exclusion et de toute différence.
Par conséquent, il n’y aura question de faire une lecture a
deux mains, mais simplement de faire place au chiasme qui entrelace les livres,
ses auteurs et l’œuvre qui les sert de penchant, celle de Jean Genet.
Si cette figure du chiasme mobilise a plusieurs niveaux le livre de Derrida,
elle peut aussi servir d’élucidation des rôles et des rapports
que Sartre et Derrida entretiennent avec l’œuvre de Genet. C’est
presque le même scénario dans lequel Genet lui-même était
pris au moment où il écrivait son dernier roman : Un captif amoureux,
qui raconte l’histoire d’une expérience parmi les Black Panthers
américains et les fédayens palestiniens, coincé donc, pris
en otage, la où il s’était rendu en fait pour manifester
ouvertement son engagement politique pour une « minorité »,
paradoxalement obligé d’exposer son affection sous la menace continue
de l’imprévisible. D’où pour Genet, le mélange
de beauté et de violence de toute contestation mais avant tout bien sûr,
de celle que la littérature représente en permanence : faire de
telle sorte que l’écrivain parle a l’ennemi dans l’expressivité
même de sa langue. Ce qui ressort de cette analogie est pour Genet non
seulement la découverte de la portée de « l’ennemi
déclaré » -; Sartre et Derrida détiendraient
par rapport a son œuvre la même position que Genet occupait
dans sa relation avec les Noirs et les palestiniens -; mais aussi, la possibilité
par le truchement de l’œuvre, de se faire le relais d’une connivence,
fragile c’est vrai et d’autant plus illégitime, entre les
deux lectures. Dans ce contexte, après avoir défendu Georges Bataille
dans son essai De l’économie restreinte a l’économie
générale. Un hégélianisme sans réserves contre
le texte de Sartre : Un nouveau mystique, texte repris par celui-ci dans Situations
I, Derrida rencontre ce dernier par sa critique d’un texte que le même
Bataille a consacré dans La littérature et le mal a Genet
et a l’étude de Sartre sur lui. Derrida s’affecte
ainsi a son tour de la difficile alliance dont il aurait entrevue la
promesse, aussi fragile qu’elle soit, entre Bataille et Sartre. A moins
trois traits tiennent encore a justifier cette affirmation et la difficulté
de trancher simplement en faveur d’un rejet sans appel par Derrida de
la lecture que Sartre fait de Jean Genet. Premièrement, les deux livres
se soustraient a la fois a la loi du genre. A mi-chemin entre
L’Etre et le néant et Critique de la raison dialectique, Saint
Genet peut être considéré en même temps comme un ouvrage
de philosophie ou de critique littéraire qu’une autobiographie
fictionnelle dans laquelle Sartre aurait pris Genet comme instrument aussi pour
sa propre connaissance, ce qui interdit d’ailleurs dès le début
toute lecture unilatérale. Glas rassemble les deux premières caractéristiques
mais se situe différemment par rapport a la dernière :
la plus longue lecture de Hegel entreprise par Derrida croise la lecture de
Genet mais pour prouver que tout texte, celui autobiographique compris, reste
ouvert, libre de toute appropriation. Deuxièmement, en dépit des
rares références a Sartre, celui-ci n’est pas «
décidément expulsé »18 de Glas. Bien plus, le livre
se veut une forte contre-réplique, attentivement maitrisée,
a l’utilisation hegelienne que Sartre a projetée sur Genet
-; la conscience qui lutte par les diverses métamorphoses et a
travers les diverses mythologies (de l’enfance, de l’homosexualité)
pour sa désaliénation et sa libération comme écrivain.
Ce qui permet de conclure que la disposition « di-phallique »19
même du texte dans Glas ne peut pas se dispenser de la marque profondément
sartrienne et tend ainsi a annuler l’effet d’étrangeté
qui résulterait a la première vue d’une telle association
: Hegel -; Genet. Une troisième confirmation tient au spécifique
ironique de la lecture déconstuctrice. Pour Derrida ce n’est pas
particulièrement le cas de Sartre. Il l’était déja,
mais par une stratégie inverse, pour Foucault ou pour Lévi-Strauss.
La métonymie de l’exemplum, du prélèvement, le prouve
et c’est bien par ce trope que François Dosse démarre sa
classification dans laquelle Derrida fait figure d’« ultra-structuraliste
» : « Derrida procède a son travail déconstructeur
en limitant son approche a l’économie interne du texte qu’il
étudie. Il en prélève, a la manière d’un
laboratoire d’analyse, une infime partie qu’il juge révélatrice
de l’ensemble et sur laquelle il manie son scalpel. » ; «
Derrida (…) prend tout naturellement Lévi-Strauss pour cible, selon
la méthode déja éprouvée a propos
de Foucault il prélève une petite particule de l’immense
œuvre lévi-straussienne. »20 Mais une telle métonymie
n’y est pas pour rien parce que le rapport a Saint Genet se consomme
dans les termes de ce que Friedrich Schlegel appelle dans le fragment 83 d’Athenaeum
« l’analyse absolue », la dissolution et l’ab-solution
d’une individualité, telle celle du livre de Sartre, dans l’ironie.